12 JUILLET 2012 – Article paru dans Libé et écrit par un groupe d’Artistes et d’Enseignants
Monsieur le Président,
Vous avez inauguré votre quinquennat par un geste fort, un hommage à Jules Ferry, qui a tant œuvré pour lutter contre l’analphabétisme et pour créer l’Ecole de la République. Mais un autre analphabétisme est tout aussi injuste : l’analphabétisme visuel. Car, dans un monde saturé d’images, il est devenu fondamental de savoir regarder et comprendre une image, qu’elle apparaisse sur un écran de télévision, d’ordinateur, de PlayStation, ou dans un musée. Il ne s’agit pas seulement de connaissance ; il faut aussi apprendre à développer la sensibilité, à savoir profiter, dans une civilisation oô le temps libre est conquérant, de l’environnement du quotidien, de l’église de village à l’architecture des gares TGV. L’école doit enfin donner une culture artistique, pour comprendre les formes, savoir replacer les chefs-d’œuvre dans leur contexte, leur donner un sens actuel, et stimuler l’intérêt pour la création contemporaine. Elle doit permettre à des jeunes de s’approprier les œuvres d’art, afin de partager, au-delà des frontières sociale, générationnelle, et géographique, toutes les potentialités de leurs richesses infinies. Picasso disait que l’art aide les hommes à ne plus être sujets des esprits obscurs et à devenir indépendants. L’histoire de l’art apprend aussi à être libre et responsable.
Il existe une discipline pour apprendre à voir, à développer la sensibilité face à une œuvre, à donner les outils qui permettent de la comprendre : l’histoire de l’art. C’est grâce à elle que, chaque année, sont organisées des expositions qui attirent des millions de visiteurs ; c’est grâce à elle que des jeunes découvrent les richesses du passé et les nouvelles voies prises par les formes artistiques dans le monde actuel. En effet, les œuvres d’art, de la mosquée de Cordoue aux photos des châteaux d’eau des Becher, étudiées dans leur dimension historique, sont la meilleure introduction aux religions, aux révolutions sociales et économiques, aux mouvements des idées. Initier aux œuvres par l’histoire de l’art, ce n’est pas seulement créer du lien social, c’est un formidable investissement, économique aussi, pour l’avenir.
Mais l’histoire de l’art, comme vous l’avez reconnu dans votre discours de Nantes, est absente du système éducatif. La discipline est pourtant enseignée depuis plus d’un siècle à l’université, oô elle s’illustra par de grands noms, d’Henri Focillon à André Chastel et Daniel Arasse. Elle concerne toutes les expressions artistiques relevant du visuel, de la peinture à l’art des jardins, du cinéma aux arts numériques en passant par le design, qu’elle étudie en les rapprochant d’autres modes de création, du théâtre à la musique. Cette discipline plurielle s’est ouverte aux approches les plus modernes, de la sémiologie aux études visuelles. Elle donne des bases utiles pour des métiers divers : valorisation du patrimoine, médiation, création graphique et numérique. Or l’enseignement de l’histoire des arts, mis en place en 2009 dans un contexte de défiance envers le monde éducatif, s’est privé de cet apport intellectuel et pédagogique. Malgré les efforts de celles et ceux qui acceptent d’assurer cet enseignement, malgré toute leur bonne volonté, il peut difficilement porter ses fruits.
En effet, il ne s’appuie ni sur un programme ni sur des enseignants formés dans la matière qu’ils enseignent. Reposant, comme le disent les textes, sur la culture personnelle de ceux appelés à le pratiquer, il risque de reproduire des inégalités, contre les principes de l’Ecole de la République. Quel parent accepterait que son enfant soit formé aux mathématiques par un professeur d’anglais ? Quel enfant ne mérite pas d’être évalué par un enseignant compétent dans la discipline sur laquelle il passe un examen national ?
La solution est simple, et vous l’avez vous-même préconisée : elle est de faire enseigner l’histoire de l’art par des professeurs compétents, recrutés par concours – un Capes spécifique – comme c’est le cas pour les autres matières dans les collèges et lycées. En s’appuyant sur les expériences déjà faites, elle n’est pas compliquée à mettre en œuvre. Transformer une matière floue et antipédagogique en un enseignement de l’histoire de l’art dans le secondaire, ouvert à toutes les expressions artistiques, afin d’initier les jeunes à l’archéologie et à la diversité du patrimoine, de leur donner les clés pour comprendre le monde fantastique des images, la richesse des civilisations passées, les enjeux de la création contemporaine dans un monde globalisé, c’est le plus beau plan de relance que vous pouvez faire. C’est un signe adressé à l’Europe, pour qu’elle instaure un enseignement culturel et artistique. Ce serait marquer le début de votre quinquennat d’un geste de confiance fort et généreux envers la jeunesse, pour son épanouissement dans un dialogue fécond avec les œuvres d’art.
Adel Abdessemed Artiste Paul Ardenne Historien d’art, romancier, critique Laurence Bertrand-Dorléac Historienne de l’art, Sciences-Po Françoise Benhamou Professeur de sciences économiques, université de Paris-Nord Andreas Beyer Directeur du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris Yves-Alain Bois Professeur d’histoire de l’art, Princeton, Institute for Advanced Study Yves Bonnefoy Ecrivain et poète, Collège de France Olivier Bonfait Historien de l’art, université de Bourgogne, président de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (Apahau) Pierre Boulez Compositeur et chef d’orchestre, Collège de France Patrice Chéreau Metteur en scène, cinéaste Pierre Encrevé Linguiste, directeur d’études à l’EHESS Gérard Garouste Peintre et sculpteur Michel Laclotte Président honoraire du musée du Louvre Sylvie Ramond Directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon Roland Recht Historien de l’art, professeur au Collège de France Alain Resnais Cinéaste Daniel Roche Historien, Collège de France Pierre Rosenberg de l’Académie française Alain Schnapp Professeur d’archéologie antique, Panthéon-Sorbonne Pierre Soulages Peintre Philippe Weil Professeur des universités en économie, Sciences-Po.